Yogyakarta est une ville fascinante, spéciale par son statut à part en Indonésie mais aussi par son histoire, celles de ses dirigeants et de ses habitant qui ont fait de cette cité un centre culturel et artistique où se mêlent toutes les pensées, toutes les religions dans une harmonie sincère comme il en existe très peu ailleurs.

Le gardien de cette harmonie est le sultan de Yogyakarta qui vit dans son palais, le Kraton Hadiningrat, haut lieu de la culture javanaise, de l’ouverture d’esprit mais aussi symbole de la liberté.

Centre de l’ancien royaume de Mataram jusqu’en 928, puis oubliée pendant plus de 600 ans suite au transfert du pouvoir local vers Java centre, la région de Yogyakarta connaît un renouveau vers la fin du 16e siècle, quand Senopati décide de fonder le nouveau royaume de Mataram à Kotagede, situé aux portes de la ville actuelle de Yogyakarta. Pendant un siècle le royaume va prospérer, en particulier sous le règne de Sultan Agung, le petit-fils de Senopati, qui règne de 1613 à 1645. En 1680, la capitale du royaume est déplacée à Kartasura puis en 1745, c’est Surakarta qui est choisie pour y établir un nouveau kraton suite à la mise à sac du royaume par les Madurais. Ceux-ci étaient parvenus à pénétrer dans l’enceinte du palais, lequel selon la tradition javanaise ne pouvait plus être utilisé dès lors qu’un ennemi y avait pénétré. Le roi de Mataram, Pakubuwono II, prend le titre de Susuhunan, souvent abrégé par sunan. 

Le royaume est alors miné par des guerres de succession dont les Hollandais tirent parti. Le pouvoir de Pakubuwono II, alors soumis à la VOC (Compagnie des Indes Orientales), est contesté par son frère le prince Mangkubumi. Celui-ci entame une série de batailles contre les Hollandais, aidé au départ par son neveu le prince Raden Mas Said qui finalement retire ses troupes en échange d’une promesse de terres faite par les Hollandais. Le prince Said obtiendra ainsi en 1756 un fief de 4000 foyers et le titre de Pangeran Adipati Mangkunegara, dont le kraton est également installé à Surakarta.

Malgré les énormes pertes causées aux Hollandais, le prince Mangkubumi est obligé de signer le traité de Giyanti en 1755, suite au retrait de Raden Mas. Le royaume de Mataram est divisé en deux. Surakarta reste entre les mains de Pakubuwono III, intronisé sunan par la VOC suite à la mort de son père en 1749. Son oncle, le prince Mangkubumi, fonde une nouvelle ville à quelques kilomètres de l’emplacement même de l’ancienne capitale de Mataram. La ville de Yogyakarta est née, en même temps que son statut de cité souveraine et libre, qui ne se soumet à aucune autre forme de pouvoir.

Le prince s’adjuge le titre de sultan et prend le nom de Hamengkubuwono I, « celui qui tient le monde dans son giron ». Il fait construire son palais, le Kraton de Yogyakarta, au centre exact d’une ligne imaginaire qui court de la plage de Parangtritis au sud jusqu’au volcan Merapi au nord. Le Kraton, centre du pouvoir humain, siège entre la montagne, demeure des dieux, et la mer, royaume des esprits. Et le sultan a pour rôle de préserver l’harmonie entre les hommes, les dieux et les esprits.

Après la mort de Hamengkubuwono I en 1792, les colons tentent à nouveau de diviser le sultanat. Lors de la courte période d’occupation britannique, le gouverneur Raffles s’allie avec le prince Notokusumo, l’un des demi-frères de Hamengkubuwono II, pour attaquer la ville de Yogyakarta. En récompense, le prince Notokusumo obtient en 1812 la petite principauté de Pakualaman et prend le titre de Sri Paduka Paku Alam I, créant une nouvelle lignée dont les descendants vivent toujours dans le second palais de Yogyakarta.

Mais cela ne suffit pas à déstabiliser le royaume, et Yogyakarta continue à entretenir sa  réputation de ville rebelle. De 1828 à 1830, la guerre de Java, menée par le prince Diponegoro, fils aîné de Hamengkubuwono III, oppose les habitants aux colons hollandais.

Bien plus tard, en 1940, le jeune sultan Hamengkubuwono IX reprend le flambeau familial pour s’opposer aux hollandais et prend ouvertement parti pour l’indépendance. Dès 1946, il entre au gouvernement formé par le président Sukarno. Et en 1949, il refuse la proposition des hollandais de faire de lui le président d’un nouvel Etat javanais en échange de son alliance, scellant pour toujours la défaite des Hollandais et gagnant par la même occasion et pour toujours le respect de tous les Indonésiens. Pour le remercier, la nouvelle République de l’Indonésie indépendante accorde un statut spécial à la province de Yogyakarta, garantissant au sultan le poste de gouverneur sans avoir recours aux élections, même si personne ne doute qu’il aurait été élu haut la main par la grande majorité des électeurs.

Le sultan actuel Hamengkubuwono X conserve une place de choix dans le cœur des habitants de Yogyakarta. Aussi, quand le gouvernement central de Jakarta proposa en 2011 la suppression du statut spécial de Yogyakarta, sultanat semi-autonome dans la République, ce sont les 3 millions d’habitants de la région qui descendirent tous ensemble dans les rues pour manifester.

Pourtant, la question se pose aujourd’hui sur l’avenir du sultanat de Yogyakarta. En effet Hamengkubuwono X, qui se distingue de ses ancêtres par le fait d’avoir refusé la polygamie, n’a aujourd’hui aucune descendance masculine. Or, selon la tradition patriarcale, une femme ne peut pas régner sur le sultanat. Deux options se présentent : soit le sultan change les règles pour que sa fille aînée devienne la première reine régnante de Yogyakarta, soit le frère cadet du sultan reprend le titre. Peut-être verra-t-on dans les prochaines années une nouvelle « guerre de succession » éclater au sein du palais.

Mais en attendant, les Yogyakartanais continuent à tenir plus que tout à leur sultan et au statut spécial de leur région, garant de la diversité culturelle et religieuse qui fait de Yogyakarta une des villes les plus ouvertes et créatives du pays.